Le choix du mot

Dans l’émission Boomerang du 29 mars dernier (merci à Pauline – 9mois9jours sur Instagram – pour le partage), Cynthia Fleury, philosophe clinicienne et psychanalyste, lisait un texte à l’adresse des mères « désenfantées ». Ce mot, qui n’existe pas dans la langue française mais qui est pourtant « tellement juste » comme elle le dit, lui a été soufflé par l’une de ses patientes qui se décrit ainsi. Ce texte est si beau, si touchant et si juste lui aussi que j’ai souhaité le partager ici. Ou quand les mots des autres suffisent.

Vous m’avez demandé d’écrire un texte, inédit, pour ce matin. Et je voulais écrire une adresse à certains d’entre nous. Certaines, plus précisément. Les femmes, donc. Et plus précisément encore les mères. Et plus précisément encore celles que j’accompagne depuis un certain nombre d’années maintenant, les mères « désenfantées », comme une patiente le dit d’elle-même. Qu’est-ce qu’une mère désenfantée ? C’est une mère endeuillée, qui a perdu un enfant. Ce sont aussi celles qui n’arrivent pas ou ne sont pas arrivé à avoir un enfant et qui portent cela comme une tristesse et une errance infinie. Il ne s’agit nullement de dire qu’avoir un enfant est nécessaire au sujet, et encore plus à la femme. Il ne s’agit nullement de ça. Il s’agit simplement de rappeler qu’un être humain, quel qu’il soit, lorsqu’il éprouve ce désir de l’autre, ce désir du même se continuant dans l’autre, cette part d’éternité, cette part de soi, la meilleure, car c’est celle qui est plus vaste que nous, quand un être humain est privé de cela, il peut en perdre son propre sujet et le goût même de sa vie. C’est un dur chemin, très intérieur, très invisible, presque incompréhensible pour les autres même si chacun peut le craindre. La mort de l’autre, c’est quelque chose de très personnel, de très infime, quelque chose qui n’a aucune place dans le monde. C’est une déflagration imperceptible. La mort de l’enfant, c’est quelque chose qui n’arrive qu’à soi, qu’à soi au carré. Le monde ne peut pas voir cela, ça n’a peut-être même jamais existé. Et cela vous absorbe.
A ces femmes, je veux leur dire mon estime. A celles qui affrontent le deuil de l’enfant aimé, qui n’ont pas d’autres enfants que celui qui est mort, à celles qui ont d’autres enfants et qui veulent trouver la juste place pour celui qui est parti, à celles qui ont perdu des enfants en couche alors qu’elles espéraient tant de cette tentative, à celles qui ont vu leur enfant se suicider, à toutes ces femmes qui s’accusent chaque jour de n’avoir pas su protéger –  je reprends leurs termes – ce qu’elles chérissaient le plus au monde, à ces femmes, je leur dis : nous avons besoin de vous. Besoin de vous pour nous enseigner comment il faut prendre conscience du don du présent, le présent du présent, comment s’accuser n’est pas la plus sûre manière de comprendre nos responsabilités, comment s’engager pour la suite peut devenir un immense chemin, comment ne pas vaciller dans la douleur définitive, le retrait impossible. Je ne parle pas ici des pères « désenfantés », non pas parce qu’ils n’existent pas, mais parce que c’est ainsi. La clinique qui est la mienne sur cette question-là est essentiellement peuplée de femmes. Ces femmes, ces mères « désenfantées », je veux simplement les saluer aujourd’hui. Celles que je connais bien et celles que je connais moins. Les saluer avec douceur, leur dire qu’elles sont aussi nos mères, nos filles, nos femmes, et que la filiation maintient sa force et son mystère au-delà de la mort.

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