Sur le fil

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La vie est faite de contrastes et de nuances. Rien n’est jamais complètement blanc ou noir. Mais lorsque l’on doit faire face à un deuil périnatal, tout devient soudain moins nuancé. Il y a des jours avec et des jours sans. Des jours blancs et d’autres noirs. Tout commence au moment où la vie se heurte à la mort. Dans son livre « Traverser l’épreuve d’une grossesse interrompue », Nathalie Lancelin-Huin compare ce choc à celui que connaîtrait un athlète en plein saut en longueur si un mur se dressait soudain devant lui.

Aujourd’hui, onze semaines après le départ d’Alice – je compte encore les semaines, bientôt je compterai les mois… – je vais encore un peu mieux. Mais mon regard sur la vie a changé et je m’accroche à tout ce qu’elle offre de plus beau pour continuer d’avancer coûte que coûte car je sens bien qu’une certaine fragilité s’est installée en moi. Je suis comme en équilibre sur le fil de la vie et j’oscille constamment entre bonheur et tristesse, entre l’envie d’avenir et celle de me raccrocher à un passé qui ne me laissait rien entrevoir de l’épreuve qui m’attendait. Il y a ces moments où je ressens un bien-être profond et où je me dis que la vie a tout de même été clémente avec moi. J’ai vécu une très belle enfance grâce à des parents aimants, j’ai rencontré des personnes magnifiques qui sont devenus mes amis et j’ai eu l’immense chance de croiser la route de celui avec qui je partage ma vie aujourd’hui, cet être solaire qui est à la fois mon meilleur ami et mon amoureux, et qui a fait de moi une maman. Certaines fois, ce sentiment agréable dure toute une journée, voire deux, et penser à Alice est comme une caresse. Et puis, il y a ces jours où je perds l’équilibre, souvent lorsque je croise des femmes enceintes ou avec leur nouveau-né serré tout contre elles (à ce propos, je serais reconnaissante aux forces surnaturelles de notre monde d’éviter de mettre plus d’une femme enceinte sur mon chemin dans la même journée…). La tristesse m’envahit alors et je refuse la réalité de l’absence d’Alice. Mais heureusement, ces moments ne durent jamais et je reprends sans trop tarder mon numéro d’équilibriste en espérant que ma vie retrouvera bientôt toutes sa palette de couleurs.

Libérer la parole

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Hier, mon conjoint et moi avons pris part à un groupe de parole organisé tous les trois mois par une psychologue et une sage-femme pour des parents qui, comme nous, doivent affronter l’épreuve de la perte d’un enfant en période périnatale. J’attendais avec impatience cette opportunité de pouvoir m’exprimer sur mon expérience et d’entendre les témoignages d’autres parents. A vrai dire, l’échéance du 12 septembre 2018 m’a grandement aidée à tenir depuis la mi-juillet car malgré une légère appréhension, je savais au plus profond de moi que ce groupe de parole serait très bénéfique pour m’accompagner sur le chemin de l’acceptation.

A notre arrivée à l’hôpital un peu avant 20h, le silence qui régnait dans le hall d’entrée était parfois ponctué d’échanges joyeux entre des personnes venues rendre visite aux toutes nouvelles mamans et à leurs bébés. Puis un couple est arrivé. Et un autre. J’ai tout de suite su qu’ils venaient pour la même chose que nous et que comme nous, ils étaient passés dans la catégorie des parents d’un bébé mort. Doucement, nous nous sommes dirigés vers la salle où allaient se dérouler les échanges. Une vingtaine de chaises étaient disposées en cercle. Certains couples avaient déjà pris place. La pièce était plongée dans un silence assez pesant, les regards étaient fuyants, certains avaient déjà les yeux humides en sachant très bien qu’ils allaient vivre quelque chose de fort. Une fois tous les parents installés, les professionnelles nous ont simplement dit que nous étions libres de nous exprimer ou non, et qu’elles prendraient note de tout ce qui serait dit et suggéré qui pourrait les aider à améliorer l’accompagnement déjà proposé dans la maternité où nous nous trouvions aux parents « orphelins » de bébés. Un papa s’est exprimé en premier, des trémolos dans la voix. Et puis la parole s’est doucement libérée et chacun a pu se confier, parfois pleurer. Chacun a raconté son histoire et partagé son ressenti, ses émotions ou son chagrin, toujours avec une grande pudeur. J’ai moi aussi raconté l’histoire d’Alice. Je me suis parfois laissée envahir par les larmes, les mêmes larmes qui remplissaient les yeux des personnes que j’avais autour de moi. Nous avons échangé pendant deux heures, sans tabous, car nous savions tous que nous partagions la même blessure, encore très à vif pour la plupart d’entre nous. Nos histoires sont certes uniques mais elles résonnent toutes les unes avec les autres et se répondent car ces histoires, ce sont celles de nos bébés disparus. Des larmes ont coulé, encore, des regards bienveillants et compréhensifs ont été échangés, puis des rires ont retenti. C’est dans ces moments-là que je me dis que la vie aura toujours raison de la mort.

Un couple nous a tout particulièrement émus car nous nous sommes reconnus en eux, surtout parce qu’ils ont appelé leur fille Alice. Nous avons donc beaucoup discuté avec eux après la rencontre et je peux déjà dire que ce sont là deux très belles personnes qui ont croisé notre route. Et malgré l’épreuve qu’ils traversent, ils ont une très belle philosophie de vie qui ressemble beaucoup à la nôtre. J’ai senti en eux une joie de vivre qui m’a fait du bien.

Ce groupe de parole a été pour moi – et je pense pour la plupart des autres parents qui y ont pris part – l’occasion de me libérer d’un peu du poids de mon immense tristesse. Nous avons pu puiser dans la force des uns et des autres. Et je crois pouvoir dire sans me tromper que nous avons tous fait un pas de plus, pour certains un très grand pas, sur le chemin de l’acceptation. Pour ma part, j’ai bien l’intention de participer au prochain groupe de parole qui aura lieu dans trois mois jour pour jour. J’espère que ce temps me permettra d’aller encore un peu plus de l’avant et d’apprivoiser la tristesse qui m’habite et sera désormais ma compagne de route.

Pour ma douce Alice

Pour Alice, Elie, Simon, Timothée et Valentine dont j’ai découvert l’histoire hier et qui méritent qu’on célèbre leur petite vie parmi nous